EDITORIAL DU NUMERO DE RFM 246 – MARS 2014
La révolution digitale est sans doute aussi profonde sinon davantage encore que ne le fût la révolution industrielle dans la seconde moitié du 19ème siècle pour nos pratiques et nos usages et nos systèmes économiques. C’est non sans un certaine ironie que l’on se remémore cette phrase de Bill Gates prononcé lors d’un discours à l’université de Washington en 1998 : “On se fait parfois surprendre. Par exemple, quand Internet est arrivé, c’était notre cinquième ou sixième priorité”.
S’il est trop tôt pour que l’histoire s’empare du sujet, les sciences de gestion, et plus particulièrement le marketing et la communication, le savent bien qui ont vu en quelques années, le Web et ses différentes déclinaisons (sites, réseaux sociaux, blogs, forums, mails, etc.) participer d’une (r)évolution des outils, des méthodes, des pratiques. Nous avons choisi dans le cadre de ce numéro de mars 2014 de cibler quelques-unes des manifestations les plus visibles d’Internet : le bouche-à-oreille virtuel, l’usage des blogs adolescents, l’immersion dans la consommation en ligne et enfin la prise de pouvoir du consommateur dans un contexte participatif. Chacun de ces comportements interpelle aujourd’hui les responsables de marques, perplexes sur la façon de s’adresser à ces nouveaux publics, de canaliser à leur profit les informations ainsi échangées ou bien encore d’intégrer dans la démarche marketing le nouveau pouvoir que les consommateurs exercent désormais sur le courant d’affaires.
Le premier article, écrit par Gilles SERE DE LANAUZE et Béatrice SIADOU-MARTIN, porte sur le bouche-à-oreille négatif. Dans une posture le plus souvent défensive, les marques cherchent aujourd’hui à contrer la viralité des propos négatifs qu’échangent les Internautes. Vaines tentatives le plus souvent tant les communautés “contre” sont nombreuses et hétérogènes et les sources des messages difficilement identifiables ! Trois facteurs de l’impact du bouche-à-oreille ont été le plus souvent étudiés : le volume des messages, l’hétérogénéité des sources et enfin la valence des propos. Les auteurs s’intéressent eux à deux autres facteurs, la crédibilité des propos d’une part et leur virulence de l’autre. Ils cherchent plus spécifiquement à identifier quelles dimensions linguistiques renforcent l’une et l’autre de ces deux dimensions et quel impact ces dimensions exercent sur la relation du consommateur à la marque. La virulence s’entend ici comme la mesure du “degré de nocivité et d’agressivité” d’un message, l’expression donc d’une “intentionnalité négative”. La crédibilité est-elle un concept plus classiquement étudié dans les recherches sur la persuasion. La grille linguistique retenue, celle de Jakobson, se fonde sur 6 critères principaux du message, qui s’apparentent aux dimensions cognitives, affectives et conatives (auxquelles s’ajoutent une dimension relationnelle). Dans un premier temps, les auteurs codent les messages postés par les Internautes à propos d’une marque réputée de produit alimentaire (Actimel) selon cette grille. Au termes de l’analyse de 337 messages négatifs postés, les auteurs établissent que les Internautes cherchent bien à renforcer l’impact du message en jouant sur le renforcement de sa crédibilité ou de sa virulence. Fort de cette première conclusion, ils proposent une deuxième expérimentation au cours de laquelle ils manipulent l’intensité des deux facteurs, crédibilité et virulence dans un plan factoriel complet. Leur conclusion est sans appel : la crédibilité perçue d’un message négatif dégrade logiquement la confiance et l’attachement à la marque, alors que la virulence exerce directement et en interaction avec la crédibilité un effet inverse !
Pascale EZAN et Stéphane MALLET s’intéressent aux blogs adolescents. Les auteurs posent comme postulat que la blogosphère forme “un vecteur de construction identitaire” pour les adolescents. Les “digital natives” se caractérisent par un fort besoin d’appartenance et une recherche constante d’interactivité. Après une immersion dans le monde la blogosphère, les deux chercheurs ont choisi de s’intéresser à une centaines de blogs d’adolescents de 14 à 18 ans, filles et garçons, pour en identifier les normes et les spécificités. Les deux dimensions, identitaires et relationnelles, y sont clairement présentes, en particulier autour des conventions de langage utilisées. La référence au marque est aussi un vecteur identitaire affirmé. Dans une troisième étape, 36 blogs ont été examinés plus en détail à l’aide d’une grille d’observations et d’un journal de bord. Les informations ont été codifiées pour isoler les éléments de mise en scène du blogueur, la densité des interactions (Goffman, 1974) et enfin la motivation principale du jeune blogueur. La classification selon un axe faible-fort sur les deux dimensions, identitaire et relationnelle, révèle une typologie en 4 classes : le blog fan, extime, conversationnel et d’influence, selon le degré de motivation identitaire ou relationnelle du blogueur. Dans cette catégorisation, le blog extime est celui qui se rapproche le plus du journal intime, la dimension identitaire étant forte mais le blogueur ne cherchant pas nécessairement l’interaction avec son audience. Soulignons en conclusion que cette catégorisation en 4 classes peut être d’un grand intérêt pour les marques qui souhaitent plus précisément s’adresser à ce public d’adolescents sans transgresser les motivations sous-jacentes à ce mode d’expression public.
La dimension relationnelle est donc au coeur du Web 2.0. Une hypothèse également retenue par trois chercheurs de l’Institut Supérieur de Tunis, Aida MATRI BEN JEMAA, Hechmi NAJJAR et Zohra GHALI, dans leur article consacré à l’expérience de consommation en ligne et la satisfaction du client. Plus précisément, les auteurs s’intéressent au rôle modérateur de la propension relationnelle dans le lien causal entre l’immersion et la satisfaction des clients en ligne dans le cadre d’une expérience de consommation de service. Leur démarche se situe dans le prolongement d’un courant de recherche à propos de l’impact de l’immersion en ligne sur la satisfaction, en particulier dans le cadre d’offres de services, courant plus particulièrement représenté en France par les publications de notre collègue Pierre Volle. L’immersion est le plus souvent régie par la notion de flow, une stimulation qui apparaît à la croisée de l’ampleur d’un défi et de la compétence perçue. Le flow est alors un état de stimulation optimale qui se situe entre l’ennui (le défi est trop facile pour ma compétence) et l’anxiété (le défi dépasse ma compétence). Choisissant une définition plus relationnelle que transactionnelle de la satisfaction, les auteurs sont naturellement amenés à envisager le rôle modérateur de la propension relationnelle dans la relation entre immersion et satisfaction, un concept qu’il définisse en référence à Odekerken-Schröder et al, 2003, comme “une tendance relativement stable et consciente des consommateurs à s’engager dans une relation avec le fournisseur d’une catégorie de produit donnée”. Fait intéressant, la propension relationnelle peut être étudiée comme un trait de personnalité, selon les bénéfices recherchées ou bien encore en fonction du contexte de la relation. L’immersion peut elle s’appuyer sur les technologies de 3D, de 360° tant dans la diffusion de l’image que du son. Exploitant finement les données d’une expérimentation menée en ligne auprès d’Internautes fréquentant les sites Web de leur opérateur de télécommunication, les auteurs démontrent à l’aide d’une analyse multigroupes (Sauer et al., 1993), que la propension relationnelle exerce bien un effet modérateur de la relation entre le degré d’immersion et la satisfaction à l’issue d’un processus de navigation en ligne.
Si le rapport entre acheteurs et clients s’est profondément modifié, c’est encore plus vrai dans le cas des transactions de types enchères en ligne (C2C). A tel point, que les nouvelles pratiques de consommation s’opposent au traditionnel système de transaction en B2C : les consommateurs ont en particulier pris le pouvoir, cherchant à consommer malin quitte à détourner les règles ! C’est précisément ce contexte qui intéresse plus particulièrement Guergana GUINTCHEVA dans un article intitulé “le concept de consumer empowerment dans un contexte participatif et son impact sur les enchères en ligne. Le cas des eBayeurs”. La prise de pouvoir des consommateurs est ici entendue comme “la capacité individuelle de modifier la situation des autres en utilisant des ressources ou en administrant des sanctions”. Cette prise de pouvoir, lorsqu’elle est collective, peut recouvrir des motivations très diverses, éthiques, environnementales, morales ou politiques. En revanche, son expression individuelle, en particulier sous la forme de consommation “collaborative” sinon “frauduleuse”, a été moins souvent étudiée. A cet égard, Ebay, plateforme communautaire de ventes aux enchères entre particuliers, occupe une place éminente, en raison des pratiques de surenchères automatisées (“proxy bidding”, “snipping”) ou carrément frauduleuses (“shill bidding”), destinées toutes à modifier la capacité d’action des autres enchérisseurs. Pour étudier ces pratiques, les auteurs recourent à une démarche netnographique suivie de 22 entretiens semi-directifs conduits auprès d’utilisateurs d’Ebay. Les résultats mettent en avant des pratiques motivées par le souci de faire des économies, de se faire une juste idée du prix, dans le cadre d’un espace de liberté perçu sans contrainte. La motivation peut aussi être celle du contrôle, en particulier de la formation du prix, et ce afin de maintenir son “vouloir” d’achat. Ces résultats confortent le renforcement d’un système de notation réciproque du vendeur et de l’acheteur, “pivôt de la confiance” selon les auteurs.
Bonne lecture à tous !
Pr Philippe JOURDAN
Rédacteur en chef RFM
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Mail : philippe.jourdan@promiseconsultinginc.com